XII
« UNE des deux est noire », affirma Joe. « La cathédrale noire. »
« Pas celle qu’ils relèvent », fit Mali.
« Comment le sait-il ? Il se trompe peut-être ? » Voilà qui tuerait Glimmung ; il le savait. Ce serait la fin de toute l’entreprise. Et leur mort à tous. Déjà à sa seule découverte, la chappe glacée qui l’avait abandonné quelques instants se refermait définitivement sur son cœur. Désespéré, il jetait des coups de torche ici et là. Comme s’il essayait sans succès de trouver une issue de secours.
« Maintenant, tu sais pourquoi je voulais remonter », fit doucement Mali.
« Je vais avec toi. » Il ne voulait pas rester plus longtemps. Tout comme Mali, il désirait de tout son cœur retrouver la surface, le monde au-dessus des eaux. Un monde vierge de ces horreurs. Un monde qui jamais ne devrait les connaître. Qui n’avait pas été prévu pour les connaître. Tant mieux, mon Dieu. « Allons-y », dit-il à Mali, et il se propulsa vers le haut. À chaque seconde, il était un peu plus loin des ténèbres glacées des profondeurs et de leur contenu mortel. « Donne-moi la main. » Il se retourna…
Et aperçut le vase qui luisait dans la lumière de la torche.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » fit Mali, alarmée. Il s’était arrêté.
« Il faut que j’y retourne. »
« Ne la laisse pas t’attirer en bas ! Combats sa terrible puissance. Sa valence t’appelle. Monte ! » Elle s’arracha de lui et s’élança à coups de palmes violents vers la surface. Elle frappait l’eau comme pour se détacher d’une substance gluante qui chercherait à l’ensevelir.
« Remonte si tu veux », fit Joe qui continua à s’enfoncer de plus en plus bas, les yeux rivés à la poterie. Elle n’était que peu incrustée de coraux et sa surface apparaissait donc dans toute sa gloire. Comme si elle n’avait attendu que moi, pensa-t-il. Placée là pour me fasciner, me prendre au piège de l’objet que j’aime le plus.
Mali hésitait au-dessus de lui. Elle se décida enfin à descendre jusqu’à le rattraper. « Que… », commença-t-elle ; puis elle vit aussi le vase et poussa un petit cri.
« C’est un cratère en volutes », fit Joe. « Un très grand. » Déjà, il pouvait distinguer les couleurs qui s’élançaient vers lui, l’ancrant plus fermement encore en ce lieu que tous les autres appâts. Il coula toujours plus profond.
« Que peux-tu en dire ? » demanda Mali. Ils l’avaient presque atteint ; les bras de Joe se tendaient déjà, comme pris d’une vie autonome.
« Ce n’est pas de la terre cuite à basse température », fit-il. « Il a été passé au four à plus de cinq cents degrés, peut-être même mille deux cent cinquante degrés. Remarque les épaisses couches vitrifiées sur l’émail. » Il toucha le vase, essaya doucement de le soulever. Mais le corail tint bon. « C’est du grès », décida-t-il. « Pas de la porcelaine, la matière serait translucide. Le blanc du vernis me fait penser – mais c’est juste une hypothèse – à un composé d’oxyde stannique. Ce serait alors une majolique. On appelle ça habituellement la glaçure stannifère. Comme les céramiques de Delft. » Il palpa la surface du vase. « Au toucher, je dirais que c’est du graphite ; avec un émail au plomb. Tu vois ? Le motif a été incisé dans la couche superficielle, laissant apparaître les teintes profondes. Comme je t’ai dit, c’est un cratère en volutes… Mais tout près il doit y avoir des psyktères et des amphores. Il suffirait d’enlever les dépôts coraux et voir ce qu’il y a en dessous. »
« Est-ce une poterie de valeur ? » demanda Mali. « À mes yeux elle paraît unique ; je la trouve fantastiquement belle. Mais ton opinion d’expert… »
« Elle est superbe », dit-il simplement. « L’émail rouge est probablement à base de cuivre réduit, ce qui est fait directement dans le four. Et aussi de l’oxyde de fer. Regarde le noir. Et bien sûr le jaune est produit à partir de l’antimoine. Cela donne une teinte très stable et lumineuse. » C’est la couleur qui m’attire toujours le plus, pensa-t-il, avec les bleus. Je ne changerai jamais.
Tout se passe comme si quelqu’un avait déposé le vase à cet endroit spécialement pour qu’il le trouve. Il frotta la surface, cherchant à apprécier toujours plus par le contact tactile. Il ne lui manque que les bleus d’oxyde cyrique. Glimmung l’a-t-il fait placer ici pour moi ? se demanda-t-il.
Se tournant vers Mali, il dit : « Quelqu’un a-t-il enlevé récemment le corail qui le recouvrait ? Cela semble étrange autrement, de le voir si peu incrusté. » Pendant un moment Mali examina la surface du vase, étudiant les coraux qui le retenaient au fond de la mer. Pendant ce temps, Joe suivait la scène complexe et ornementée, tracée par l’artiste lointain, plus contournée encore que le style istoriato d’Urbino. Qu’est-ce que cela représentait ? Il scruta le dessin plus encore, réfléchissant. Tout n’était pas visible. Et pourtant… il était habitué à remplir les segments manquants des poteries. Qu’est-ce que cela raconte ? se demanda-t-il. Une histoire ; mais laquelle ? Il plissait les yeux.
« Je n’aime pas tout ce noir », fit Mali tout d’un coup. « Le moindre soupçon de noir trouvé au fond de l’eau me retire toute impression de sécurité. » Elle s’éloigna du vase en nageant, son examen maintenant terminé. « On peut remonter maintenant ? » demanda-t-elle. Son énervement avait encore augmenté ; il enflait avec chaque battement de la montre. « Je ne vais pas rester en bas et sacrifier ma vie volontairement pour une merde de pot. »
Joe demanda : « Qu’as-tu découvert ? »
« Quelqu’un a retiré une partie du corail dans les six derniers mois. » Elle brisa un morceau de corail, révélant une nouvelle partie de la poterie. « Je pourrai finir le travail en quelques minutes lorsque j’aurai mes instruments. »
Le dessin apparaissait plus complètement aux yeux de Joe. Le premier panneau montrait un homme assis, solitaire, dans une pièce morne et vide. Le suivant, une fusée intersystème du trafic commercial. Le troisième représentait l’homme du début en train de pêcher ; on le voyait tirer un énorme poisson noir de l’eau. C’était ce poisson en émail noir qui avait angoissé Mali. Le panneau suivant était recouvert d’incrustations. Mais quelque chose devait arriver après. Le gros poisson noir ne terminait pas l’histoire. Il restait au moins un panneau et peut-être deux.
« C’est un émail flambé », fit Joe d’un air absent. « Comme je te l’ai déjà dit, du cuivre réduit. Mais à certains endroits cela ressemble à de la “feuille morte” ; si je n’étais pas si sûr que… »
« Pauvre con pédant », cria Mali, rageuse. « Misérable crétin. Je fous le camp. » Elle donna un coup de jarret, s’éleva, détacha le câble qui les reliait, et disparut bientôt, ne laissant que la tache vague de sa torche qui s’amenuisait. Il se retrouva seul avec le pot et la cathédrale noire toute proche. Silence. Le manque absolu de mouvement. Il n’y avait plus de poissons autour de lui ; ils paraissaient éviter la cathédrale noire et son environnement. Ils ont bien raison, pensa Joe. Et Mali aussi.
Il regarda une dernière fois la structure morte, la cathédrale solitaire qui jamais n’avait vécu.
Se penchant sur la poterie, il l’empoigna des deux mains et tira de toutes ses forces, la torche pendue temporairement à sa ceinture. Le pot éclata en morceaux qui s’éloignèrent aussitôt dans le courant et il se retrouva à contempler les quelques fragments encore emprisonnés.
Se raidissant contre le sort, il agrippa un des vestiges du vase et tenta de l’arracher. Le dépôt de coraux solidifié par les ans résista ; Joe continua de plus belle sa traction. Alors, le corail libéra peu à peu le fragment. Tout à coup, le morceau resta dans les mains de Joe, et il partit comme une flèche vers la surface.
Il tenait dans sa poigne les deux panneaux manquants à la scène. Fermement maintenus, ils remontaient avec lui.
Puis Joe perça de la tête la surface de la mer, remonta son masque, et examina sous la lampe torche sa découverte, en s’efforçant de flotter.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Mali en nageant vers lui de sa longue brasse.
« Le reste du vase », dit-il, en colère.
La première scène montrait le gros poisson noir en train d’avaler son pêcheur. La dernière représentait le même poisson qui dévorait un Glimmung… ou plutôt le Glimmung. Les deux proies disparaissaient au fond de la gorge du poisson, destinées à se décomposer dans l’estomac. L’homme et le Glimmung disparaissaient et il ne restait plus que l’énorme masse noire qui avait tout englouti.
« Cette poterie… », commença-t-il, puis il s’interrompit. Quelque chose avait échappé à son attention. Quelque chose qui l’attirait maintenant, impuissant et fasciné.
Dans le dernier panneau on avait incisé un ballon de bande dessinée au-dessus du poisson noir. Il y avait des mots à l’intérieur, écrits dans sa propre langue. Il lut avec difficulté, ballotté par l’eau mouvante.
La vie sur cette planète est sous-marine, et non terrestre. Ne vous laissez pas embobiner par le gros imposteur qui se fait appeler Glimmung.
Les profondeurs se tiennent à l’écart de la terre, et en leur sein se trouve le véritable Glimmung.
Puis, en toutes petites lettres, ces mots inscrits sur le bord du panneau :
C’était un message d’utilité publique.
« Complètement fou », lança Joe à Mali qui s’approchait. Il avait envie de laisser retomber le fragment de poterie dans les eaux noires, de le laisser une fois de plus disparaître.
Masse humide accrochée à son torse, Mali lut par dessus son épaule le contenu de la bulle. « Mon Dieu », dit-elle, et elle se mit à rire. « Vous avez quelque chose comme ça sur Terre. Les galettes porte-bonheur avec une phrase sybilline écrite dessus, ou les gâteaux chinois avec un message à l’intérieur. »
« Les galettes du bonheur ! » ironisa Joe.
« J’ai lu que quelqu’un avait trouvé sur Terre, dans un restaurant de San Francisco, une galette qui disait, “abstenez-vous de forniquer”. » Elle partit de nouveau d’un rire de gorge agréable à entendre ; elle s’accrochait en même temps à son épaule en se retournant pour lui faire face. Puis tout d’un coup le calme lui revint. Elle était soudain très sérieuse. « Il va y avoir une bataille terrible », dit-elle. « Pour maintenir la cathédrale sous les eaux. »
Joe poursuivit sur le même thème : « Elle ne veut pas remonter. La cathédrale désire rester au fond et cette écharde en fait partie. » Il laissa retomber le fragment de poterie qui sombra aussitôt dans l’oubli ; autour d’eux, il n’y avait plus que l’eau clapotante. « C’est la cathédrale qui nous parlait », fit-il à Mali. Une pensée sombre, désagréable.
« Mais n’était-ce pas la cathédrale noire ?… »
« Non », coupa-t-il. « Pas la noire. » Il fallait que tous regardent la vérité en face… même Glimmung. « Je ne crois pas qu’il soit au courant », fit Joe à voix haute. « Ce n’est pas seulement le Livre des Kalendes, leur roman qui se camoufle en destin. Ce n’est pas non plus un problème d’engineering hydraulique. »
« L’âme », murmura Mali.
« Quoi ? » demanda-t-il, furieux.
« Je ne voulais pas dire ça », répondit-elle après une pause.
« Tu ferais drôlement bien. Parce que cette chose n’est pas vivante. » Malgré le message sur le vase, se dit-il, c’est la simple imitation de la vie. L’inertie qui permet à un objet de rester immobile jusqu’à ce qu’une force assez puissante le fasse bouger… Malgré lui. Sous nos pieds se trouve une cathédrale d’une masse infinie et nous nous casserons tous les reins à essayer de la déplacer. Nous ne pourrons jamais récupérer – même pas Glimmung. Et…
Elle restera au fond, pensa-t-il. Comme elle est maintenant. Un monde sans limite, comme ils disent à l’église. Mais quelle étrange cathédrale, celle qui trace des messages sur des poteries incrustées de coraux. Il doit y avoir manière plus efficace de communiquer avec nous qui sommes là-haut, qui vivons sur la terre ferme. Et pourtant… La façon qu’a Glimmung de faire parvenir ses messages ; le papier qui flottait sur l’eau des cabinets… Voilà au moins aussi bizarre. Une coutume planétaire, pensa-t-il. La marque d’une ethnie développée au cours des siècles.
Mali lui dit : « Elle savait que tu trouverais le vase. »
« Comment ? »
« Dans le Livre des Kalendes. Enfin quelque part dans une note de bas de page, en petits caractères. »
« Mais cette fois-ci, ils se sont trompés, lorsqu’ils ont affirmé que je trouverai à Heldscalla la raison de tuer Glimmung. C’était une supposition, de toute évidence erronée. » Et pourtant, il s’est bien passé quelque chose ; j’ai trouvé la poterie.
En fait, la marée déferlante du réel m’emportera peut-être un jour près de Glimmung pour l’assassiner. Si l’on attend assez longtemps, si on a le temps d’attendre, tout arrive un jour. Et c’est le principe du Livre des Kalendes.
Un principe qui fonctionne – sans fonctionner.
Les probabilités… pensa-t-il. Une science en elle-même. Le théorème de Bernoulli, celui de Bayes-Laplace, la distribution de Poisson, la distribution, binomiale négative… Les pièces, les cartes, les anniversaires, et enfin les variables quantiques. Au-dessus de tout cela, plane le spectre désolé de Rudolf Carnap et Hans Reichenbach, le Cercle philosophique de Vienne et le début de la logique symbolique. Un bourbier à l’échelle du monde dans lequel il n’osait pénétrer. En dépit du fait qu’il concernait directement le Livre des Kalendes. Encore plus bourbeux que le royaume aquatique qu’ils venaient juste de quitter, Mali et lui.
« Retournons à l’installation », fit Mali qui tremblait de froid. Elle se mit aussitôt à nager, le laissant sur place ; il vit loin devant les rampes de lumières que Willis avait allumées pour guider leur retour. Elles brûlaient encore ; le robot les attendait.
Amalita ne nous a pas eus, pensa Joe pendant qu’ils nageaient vers l’appontement illuminé. Il remercia Willis au fond de lui-même. Le voyage avait été exactement aussi effroyable que prévu. Son propre cadavre… Il le voyait encore, intensément présent dans son esprit, avec sa mâchoire inférieure à l’os apparent, bougeant, couleur de la mort dans les courants de l’univers sous-marin. Le monde d’Amalita, aux lois perverties. Rempli des détritus pourrissants de la terre ferme.
Il atteignit l’embacardère et ses trois dômes. Willis était là, prêt à grimper.
Le robot paraissait irritable, comme Mali et Joe retiraient leur combinaison. « Il n’est pas trop tôt, monsieur et madame », fit-il, tracassier, pendant qu’il rassemblait leur matériel. « Vous m’avez désobéi en restant trop longtemps. » Il se corrigea. « Je voulais dire que vous avez désobéi à Glimmung. »
« Quelle mouche te pique ? » lui demanda Joe.
« Oh, c’est à cause de cette saleté de station radio », répondit Willis qui traînait maintenant sans effort apparent les bouteilles à oxygène de Mali. « Considérez ma situation. » Il déshabilla Mali, plia sa combinaison et se dirigea les bras chargés vers le placard de rangement. « Je vous attendais en écoutant tranquillement la radio. Ils se mettent à jouer la neuvième de Beethoven qu’ils coupent d’une publicité pour une ceinture herniaire. Puis commence l’air du Vendredi-Saint tiré du Parsifal, de Wagner, suivie d’une réclame pour une pommade miracle destinée aux pieds d’athlète. Puis le choral d’une cantate de Bach, Jesu Du Meine Seele. Puis l’annonce d’un nouveau suppositoire rectal à utiliser dans le traitement des hémorroïdes. Puis le Stabat mater, de Pergolèse, entrecoupé d’une réclame de dentifrice pour dentier. Suivi du Sanctus tiré du Requiem, de Verdi. Suivi lui-même de quelques minutes sur un laxatif miracle. Puis le Gloria de la Missa in tempore belli, de Haydn. Et la publicité d’un analgésique contre les règles douloureuses. Puis un choral de la Passion selon saint Matthieu, clôturé d’une annonce sur une litière pour chat. Puis… » Le robot s’arrêta brusquement de parler. Il pencha la tête, comme s’il écoutait.
À présent Joe entendait également. Et près de lui, Mali s’était figée ; elle se retourna brusquement et courut vers la porte du bâtiment. Dans la lumière rachitique, elle leva la tête vers le ciel.
Joe la suivit et Willis en fit de même.
Un oiseau immense planait dans le ciel nocturne, il portait deux cercles sur son poitrail, un de feu et un d’eau. À l’intérieur une adolescente les observait, à moitié recouverte par un châle. Glimmung, tel qu’il était apparu la première fois à Joe, mais élevé au rang d’oiseau gigantesque. Un aigle, pensa Joe, incertain. Hurlant son arrivée, labourant le ciel sombre de ses ergots acérés. Joe recula d’un pas pour retrouver la sécurité du porche. L’oiseau approchait toujours de son vol majestueux, les cercles tournoyant d’un mouvement intense.
« C’est le vieux père Glimmung », fit Willis qui ne semblait pas inquiet. « Je lui ai demandé de venir. Ou est-ce lui qui l’a fait ? J’ai oublié. De toute façon, nous avons discuté, mais le souvenir est légèrement vague dans mes circuits. Nous avons ce problème, mes collègues et moi. »
Mali les prévint : « Il se pose. »
L’oiseau s’arrêta en plein vol, le bec agité de mouvements spasmodiques ; les yeux jaunes hurlaient leur colère à Joe – tout spécialement à lui et à personne d’autre –, puis de l’énorme jabot frémissant explosèrent des mots, hurlés dans la nuit. Des mots sauvages et frénétiques, un grincement horrible et interrogatif.
« Toi ! » lui cria l’oiseau. « Je ne voulais pas que tu descendes dans l’océan ! Je ne voulais pas que tu déterres ce qui restait enfoui au plus profond ! Tu es là pour soigner les poteries ! Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu as fait ? » Les hurlements de l’oiseau révélaient une impatience terrible. Glimmung était venu parce qu’il ne pouvait plus supporter d’attendre ; il devait savoir ce qui s’était passé au fond de l’eau. « J’ai trouvé une poterie », répondit Joe.
« Elle a menti ! » s’époumona Glimmung. « Oublie ce qu’elle t’a dit ! Écoute-moi plutôt ! Comprends-tu ? »
Joe continua : « Le pot m’a seulement affirmé… »
« Il existe des milliers de poteries recouvertes de messages apocryphes là-dessous », l’interrompit Glimmung. « Chacun raconte sa propre baliverne dans l’espoir de tromper le voyageur. »
« Un grand poisson noir », s’obstina Joe. « Il a parlé d’un grand poisson noir. »
« Il n’y a pas de poisson. Rien n’est réel là-bas, sauf Heldscalla. Je peux la remonter quand je veux ; je peux le faire tout seul, sans l’aide d’un seul d’entre vous. Je peux remonter chaque vase moi-même ; je peux les libérer des coraux et si l’un d’eux se casse, je peux le réparer ou trouver quelqu’un qui sait le faire. Dois-je te renvoyer à ta cellule jouer à ton jeu idiot ? Te laisser te dégrader année après année ? T’enfoncer dans la décrépitude jusqu’à ce qu’il ne reste plus de toi que des débris pourris, sans pensée, ni projet ? C’est cela que tu veux ? »
« Non », répondit Joe. « Je ne veux pas cela. »
« Tu vas retourner immédiatement sur Terre », siffla Glimmung ; le bec s’ouvrit brusquement et se referma plusieurs fois, frappant l’air de coups sauvages.
« Je suis désolé, j’ai… », commença Joe, mais l’oiseau l’interrompit avec une furie implacable. Il semblait toujours aussi agité.
« Je vais te ramener dans ma cave, te remettre dans la caisse. Tu n’auras qu’à y attendre l’arrivée de la police. Ce qui ne tardera pas car je leur indiquerai ta cachette. Ils vont t’attraper et te réduire en lambeaux. Tu comprends ? N’avais-tu pas compris que si tu me désobéissais, je te jetterais dehors ? Je n’ai pas besoin de toi. Pour moi, tu n’existes plus. Je suis désolé d’être si agressif avec toi, mais lorsqu’on me pousse à bout j’explose. Il faudra m’excuser. »
Joe répondit avec difficulté : « Il me semble que vous vous laissez entraîner. Qu’ai-je fait de grave ? Je suis descendu sous l’eau ; j’y ai trouvé une poterie ; je… »
« Tu as trouvé le vase que je ne voulais pas que tu regardes. » Les yeux glacés de l’oiseau l’écrasaient ; le transformaient en pierre, sous le regard implacable. « Ne vois-tu pas ce que tu as fait ? Tu m’as forcé la main. Il faut que je réagisse tout de suite ; je ne peux plus attendre ! » Tout d’un coup l’oiseau monta dans le ciel, tournant sa tête vers la mer. Il s’élança à une vitesse prodigieuse, ses ailes massives frappaient rageusement l’atmosphère. Il oscillait maintenant au-dessus de l’eau, laissant exploser des giclées de cris perçants. « Le fantastique Cary Karns et ses six téléphones ne peuvent plus te sauver, maintenant ! » L’oiseau hurlait, immobile contre le ciel obscur, à moitié confondu au brouillard qui s’avançait par vagues cotonneuses sur la surface de l’océan. « L’audience à la radio ne sait même pas que tu existes ! » L’oiseau tournoya, descendant lentement. Quelque chose s’éleva hors des flots.